La souveraineté alimentaire, c’est aussi les aliments du bétail

Les produits d’origine animale représentent une composante essentielle dans l’alimentation humaine. Ils apportent des protéines facilement digestibles et riches en acides aminés essentiels, du fer indispensable pour lutter contre l’anémie et de nombreuses vitamines, dont la vitamine B12 exclusivement d’origine animale.

Historique de l’industrie de fabrication des aliments du bétail

En Tunisie, avant les années 1970, le concentré était peu utilisé par les éleveurs et le bétail se nourrissait surtout de ressources naturelles (parcours, jachères, chaumes et résidus des
cultures), avec parfois un complément d’orge et de son de blé.
L’industrie des aliments concentrés était presque inexistante. Seule une petite usine appartenant à l’Office des céréales et installée à Bir Kassaa fabriquait des concentrés avec 4 formules pour les volailles et 2 pour les ruminants. Ces formules étaient composées de maïs, offert gratuitement par le Programme alimentaire mondial (PAM) et de tourteau de soja. Il était vendu à des prix symboliques aux éleveurs. Pourtant, ceux-ci ne se bousculaient pas à la porte de l’usine.
La création des élevages avicoles et le développement de l’élevage bovin laitier ont entrainé une forte augmentation de la demande en aliments concentrés. En 1981 et avec le succès de l’utilisation des concentrés, l’Etat a dû réduire la subvention et augmenter les
prix. Cette même année, la Tunisie s’est dotée de la première législation réglementant la production et la commercialisation des aliments concentrés. Cette législation prévoyait le contrôle de la qualité des aliments sur le plan du poids, de l’étiquetage, de l’emballage, et
le respect des normes nutritionnelles et sanitaires. Elle a été reprise en 1999 afin
de l’actualiser et la mettre à jour.
De nombreux groupes avicoles ont commencé à investir et à construire des usines de fabrication de concentrés, en premier lieu pour le besoin de leurs élevages et accessoirement pour la vente aux éleveurs. Les concentrés étaient fabriqués alors à partir de matières premières achetées à l’Office des céréales.

En 1992, dans le cadre de la politique de désengagement de l’Etat, l’Office des céréales s’est complétement désengagé de l’industrie des aliments concentrés. Les opérateurs privés (essentiellement les grandes unités de fabrication) se sont organisés pour l’importation des matières premières nécessaires autres que le blé.
En 2007, fut créé le laboratoire central d’analyse des aliments du bétail. Il était chargé des analyses de contrôle, des essais des aliments pour animaux et des matières premières, ingrédients, prémélanges et additifs.

De nos jours, l’industrie de fabrication des aliments concentrés est bien développée. On compte plus de 150 usines. Toutefois, seuls 4 ou 5 usines dominent le marché à la fois par le volume des aliments fabriqués et par la maitrise des techniques de fabrication et de commercialisation. Certaines usines sont également équipées pour la fabrication
des prémix de minéraux et de vitamines et des CMV. Ces grandes unités sont généralement dotées de laboratoires d’analyses tant des matières premières que des produits finis et d’un service de formulation automatique des aliments (en fonction des besoins nutritionnels
des animaux selon l’espèce, l’âge et le type de production). Les formules sont présentées en farine, granulés ou en miettes (pour le démarrage des jeunes poussins).
Pour satisfaire les besoins du pays en huile de soja, la Tunisie n’importe plus de nos jours du tourteau de soja, mais des graines de soja qui sont triturées sur place pour produire à la fois l’huile et le tourteau.
La Tunisie produit de nos jours plus de 2,3 millions de tonnes d’aliments concentrés /an, dont 60% sont destinés à la volaille et 40% aux ruminants.

Chaque année, près d’un million de tonnes de maïs et 650 000 tonnes de soja sont importés. L’industrie des aliments concentrés représente un chiffre d’affaire très important. Elle emploie des milliers de personnes tout le long de la chaîne, allant du transport, de la
fabrication à la commercialisation.

Forte utilisation des aliments concentrés

L’utilisation des aliments concentrés est devenue une habitude bien ancrée chez nos éleveurs. Le développement de l’aviculture moderne, l’intensification de l’élevage et le manque de disponibilités fourragères ont poussé les éleveurs à une forte utilisation des concentrés.

1/ Elevage avicole

L’aviculture moderne, intensive s’est développée à partir des années 1970. Le cheptel avicole comprend 107 millions de poulets engraissés/an et 11,500 millions de poules pondeuses. L’aviculture moderne permet de produire annuellement environ 200 000 tonnes de viandes blanches (130 000 tonnes de poulet de chair et 70 000 tonnes de viande de dindon) et 1900 millions d’œufs.

Le cheptel avicole moderne est exclusivement nourri avec des aliments concentrés, composés essentiellement de maïs, de tourteau de soja, de complément minéral et vitaminé et de divers autres additifs.

Les produits avicoles (viande de poulet et de dindon et œufs) représentent la principale source de protéines animales pour le Tunisien. Ce sont des produits devenus essentiels et stratégiques aussi bien pour les ménages que pour la restauration populaire.

2/ Elevage bovin

Le développement, l’intensification de l’élevage bovin laitier et l’introduction de races sélectionnées ont entrainé une forte augmentation de l’utilisation des aliments concentrés. Les cultures fourragères sont peu pratiquées, en raison d’une faible rentabilité. L’élevage intégré avec affouragement en vert ou ensilage reste limité à quelques grandes exploitations du nord du pays. Le foin d’avoine est le fourrage dominant destiné essentiellement à des transactions commerciales et à la spéculation, surtout en période de sécheresse et de manque de pluie.

Dans certaines régions (Sahel, Sidi-Bouzid…), l’élevage bovin en hors sol, avec le concentré comme aliment principal, s’est développé depuis les années 1990. Des bassins laitiers ont vu le jour, alors que ces régions ne produisent pas de fourrages.

3/ Aliments de sauvegarde

Avec le réchauffement climatique, la multiplication et la succession des années de sécheresse, les disponibilités fourragères ne cessent de diminuer, particulièrement dans le centre et le sud du pays. Les parcours naturels sont dégarnis, surpâturés et dégradés. Dans ces régions, l’élevage ne peut être envisagé sans de forts apports en concentrés.

Par ailleurs, afin de sauvegarder le cheptel, essentiellement ovin, et aider les éleveurs, l’Etat approvisionne les régions sinistrées en orge fourragère et son de blé à des prix fortement subventionnés.

Problématique posée par les aliments du bétail

La Tunisie étant déficitaire en céréales, huiles végétales et autres produits, est obligée d’importer, à part le blé destiné à la consommation humaine, des quantités de plus en plus importantes particulièrement de maïs, de soja et d’orge fourragère destinés à la fabrication des aliments concentrés. Avec la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine, les prix de l’énergie, des engrais et des matières premières ont connu une augmentation très sensible. Les prix des produits agricoles se sont envolés d’une façon vertigineuse. Associés à la chute
de la valeur de change du dinar, les prix à l’importation des matières premières destinées à l’alimentation animale ne cessent d’augmenter. Au niveau des usines d’aliments, l’augmentation des prix des intrants (énergie, vitamines, minéraux et additifs, main d’œuvre, pièces détachées…) et des matières premières a entraîné une augmentation vertigineuse des coûts de revient des diverses formules d’aliments destinés au bétail.

Face à la flambée des prix des aliments concentrés, les éleveurs ont demandé à plusieurs reprises l’aide de l’Etat et la prise en charge d’une partie du prix des concentrés. Ceci entrainerait l’aggravation du déficit de la Caisse générale de compensation. Quant à l’augmentation du prix des produits animaux à la production, elle risque d’enflammer les prix à la consommation et l’inflation.

De nombreux éleveurs ont dû réduire fortement la distribution du concentré pour continuer à garder leurs bêtes, malgré une chute importante de la production. D’autres ont préféré abandonner l’élevage et se sont débarrassés de leurs animaux.

L’agriculture et l’élevage en Tunisie sont dominés par de petits opérateurs très fragiles et vulnérables, dont les moyens financiers sont très limités. La plus grande partie du cheptel est détenu par des propriétaires de quelques têtes de bétail qui, généralement, disposent de petits lopins de terres et doivent se débrouiller pour donner à manger à leurs bêtes.

Un espoir nommé colza

La combinaison maïs-tourteau de soja est une combinaison presque parfaite pour l’alimentation animale. Sur le plan théorique, il est tout à fait possible de se passer du maïs ou du tourteau de soja ou des deux à la fois. Le plus important, c’est d’avoir une ration qui apporte les éléments nutritifs nécessaires à l’animal en quantité et en qualité pour obtenir les performances économiques recherchées. Toutefois, le problème est d’une part, le prix qui doit être le plus bas possible et d’autre part, la disponibilité des différents ingrédients en quantité et en qualité suffisantes pour fabriquer des aliments à grande échelle et en grandes quantités durant toute l’année.

Le colza est bien adapté au climat tunisien. Il présente de nombreux avantages agronomiques (comme tête d’assolement pour le blé) et permet de produire une excellente huile de cuisine et du tourteau très bien valorisé dans les concentrés du bétail.

Depuis 2014, la culture du colza a commencé à se développer en Tunisie. Elle a atteint 15 000 ha lors de la dernière saison agricole. Les professionnels prévoient 20 000 ha pour l’année 2022-23 et 150 000 ha plus tard.

Le colza est un atout très important et probablement une chance unique pour développer notre agriculture et réduire notre dépendance. Son développement passe nécessairement par une stratégie nationale qui englobe tous les intervenants et dans laquelle l’Etat et les organismes publics auront un rôle déterminant. Il serait primordial d’encourager les agriculteurs, de les soutenir, de les encadrer et de leur fournir à temps et à des prix raisonnables tous les intrants nécessaires.

Les crises de ces dernières années (tant sanitaire que la guerre en Ukraine) ont montré d’une part, qu’aucun pays n’est à l’abri des conséquences d’un conflit lointain ou d’un problème sanitaire quelconque et d’autre part, qu’on ne peut plus compter sur la mondialisation pour nourrir ses habitants. Il faut désormais raisonner en autosuffisance et souveraineté alimentaires.

Source : l’Economiste Maghrébin n°849 du 20 juillet au 3 août 2022 

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